«Ce tunnel représente l’origine et le progrès absolu»
L’écrivain Peter von Matt livre sa vision du Gothard, symbole d’une Suisse qui évolue entre nostalgie et modernisme.
Pourquoi le Gothard est-il si mythique? «C’est d’abord en raison de sa proximité avec la prairie du Grütli, mais aussi parce qu’il a symbolisé la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. L’armée s’y est retirée au lieu de rester en ville, car la prise du Gothard aurait coûté trop cher aux Allemands. A noter d’ailleurs que ces derniers ont tout de même été autorisés à le traverser, avec des wagons fermés», explique Peter von Matt. L’écrivain et philologue, intellectuel très connu et respecté en Suisse alémanique, était de passage à la Bibliothèque cantonale et universitaire de la Riponne, à Lausanne, pour une lecture bilingue de son essai paru en 2015 La poste du Gothard ou les états d’âme d’une nation.
L’auteur le remarque: le passage du Gothard n’est pas très ancien, contrairement à ceux des Grisons, datant de l’époque romaine, ou du Valais. De plus, «cette montagne caractéristique n’en est pas une, c’est un col de montagne qui n’a pas vraiment de visage. On peut dessiner la silhouette du Cervin, de la Jungfrau ou du Pilate, mais pas celle du Gothard.»
«Sinaï helvétique»
Malgré tout, il n’hésite pas à qualifier le lieu de «Sinaï helvétique», car «s’il est question de s’entendre sur des représentations de soi, écrit-il, ne se profilent aujourd’hui encore ni la Bahnhofstrasse à Zurich, ni le quartier des banques de Genève, ni le port du Rhin à Bâle mais, comme toujours, le Gothard brumeux».
Lieu de passage du trafic international au XIIIe siècle, terre de fascination des voyageurs comme Schiller, Lamartine ou Goethe, qui décrivit le trajet des mules dans la brume après l’avoir emprunté en 1775, il a aussi été l’objet de tentatives de valorisation symbolique, comme celle du médecin et naturaliste Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733). Il affirma que la montagne était à l’origine de toutes les grandes rivières d’Europe: Rhône, Rhin, Tessin, Reuss, Aar et Inn. «Ce qui ferait d’elle, par analogie avec la circulation sanguine humaine, le cœur tant de la Suisse que du continent», écrit Peter von Matt.
S’il n’est pas cette source décrite, le Gothard reste important symboliquement. «Le train passe tout près du paysage fondateur de la Suisse. Ce tunnel fait donc référence à la fois à l’origine du pays et, avec ce nouvel ouvrage de haute technologie, au progrès absolu.»
Progrès et culte de l’origine, telles étaient déjà les deux forces en présence à la veille de l’inauguration de la première ligne ferroviaire, en 1882. Peter von Matt le montre dans son essai, avec l’analyse du tableau La Poste du Gothard, peint par Rudolf Koller en 1873. «Quand j’étais jeune, on voyait cette œuvre un peu partout, dans des calendriers, des magazines, des lieux publics, c’était le tableau le plus répandu avec le portrait du général Guisan», se souvient le Lucernois né en 1937.
Il se rappelle aussi cette immuable question: «Le veau en réchappera-t-il?» Le tableau montre en effet une diligence tirée par cinq chevaux lancés à pleine allure, avec, au premier plan, un veau fuyant. Peter von Matt décrit ce dernier comme «figé dans un élan de peur et de curiosité». Un animal qui «risque d’être victime de l’allure de la civilisation».
La première ligne ferroviaire du Gothard a en effet mis fin au trafic des diligences qui empruntaient le col. «Avant, il y en avait 30 à 40 par jour, c’était d’une grande importance pour le canton d’Uri.» Ironie de la situation, le tableau a été peint pour Alfred Escher, l’instigateur de la ligne qui allait reléguer les voitures à chevaux au rang de tendre souvenir.
Une métaphore de la Suisse
Le tableau figure la coexistence de plusieurs vitesses, celle des chevaux et du veau. Mais aussi celle du progrès et de la vie paisible dans les montagnes. La peinture a d’ailleurs souvent été prise comme une icône du bon vieux temps. Elle appelle certes une empathie pour le veau et une critique à l’égard du progrès, mais aussi une fascination pour la puissance des chevaux. «Ce mélange de confiance entre progrès et conservatisme, un regard à la Janus porté à la fois vers l’avant et vers l’arrière, est une des particularités suisses de la vie politique et littéraire», remarque l’essayiste.
Il montre aussi comment ce mythe d’une vie idyllique a été entretenu de toutes pièces, et comment la montagne s’est imposée sur les villes pour définir la Suisse. «Historiquement, pourtant, ce sont ces dernières qui ont fait ce pays.» Mais le poème Les Alpes (1732), du naturaliste bernois Albrecht von Haller, dépeint un âge d’or dans les sommets suisses. Il chante un peuple heureux à l’abri de ses montagnes. Un mythe «que les partis isolationnistes cultivent encore aujourd’hui, et qui reste très fort, car la Suisse vend encore et toujours les Alpes à l’étranger», estime l’auteur. Mais ce bonheur alpin reste une pure invention: alors même que von Haller décrivait ce petit paradis, la mortalité enfantine y était élevée, et la nourriture monotone et de mauvaise qualité.
Aussi, bien plus qu’un paradis menacé par le progrès, le Gothard, installé au cœur du berceau fondateur de la Confédération, puis pièce maîtresse du «réduit national» durant la guerre, symbolise surtout, pour l’écrivain, l’ouverture de plus en plus grande de la Suisse sur l’Europe. «Ce tunnel, c’est un événement européen.»
Objets dérivés
Des gadgets pour les amateurs de belle pierre, pour les philatélistes, les buveurs de thé ou les lobbyistes.
Les objets dérivés et le Gothard ont une longue histoire. Dès qu’il fut percé, et donc dès la disparition de son premier service de transports: la mythique diligence chère au peintre Rudolf Koller était, par exemple, déclinée en puzzles ou en modèles réduits.
Un peu comme le mur de Berlin quand il a été détruit, tout le monde veut désormais un morceau de Gothard. Au Forum de l’histoire suisse, à Schwytz, en marge de sa chouette exposition, on propose de la roche excavée sous diverses formes, plus ou moins polie, plus ou moins latine, plus ou moins uranaise. Dès 7 fr. Les fragments ont été récoltés par Peter Armacher, qui signe un livre référence sur les minéraux du massif (NEAT-Mineralien - Kristall-Schätze tief im Berg, aux Editions Geo-Uri GmbH).
Dans son échoppe numérique, l’Initiative des Alpes propose, elle, le travail de Franz Hügli. L’artisan de Vals (GR) transforme lui aussi la pierre sortie du chantier du siècle et la décline en assiettes, en lampes à huile, en rafraîchisseurs de bouteille, etc. Un travail qui a un certain coût: dès 179 fr. sur boutique-des-alpes.ch.
Le géant jaune a aussi frappé. Sur ces mêmes 28 millions de tonnes excavées – qui ont aussi servi à ériger des îles dans les lacs d’Uri et à Sedrun –, la poste s’est réservé 15 kilos. Histoire de fabriquer un timbre de dimension originale (104 sur 37 mm, 2 fr. le triptyque, avec possibilité de conserver le timbre du centre même si on utilise les deux autres pour affranchir son courrier). Un panorama qui va d’Erstfeld à Bodio avec de la pierre réduite en poudre et collée grâce à un vernis spécial.
Ceux qui sont allés à Milan pour l’Expo universelle savent que l’achèvement du chantier du siècle a servi de bel outil de communication à Présence suisse. Sur le mode «Switzerland connects people & nations». «Les trains et les tunnels fascinent les humains, d’où qu’ils soient», analyse son directeur, Nicolas Bideau. Les giveaways «fabriqués pour accompagner une campagne visant à démontrer aux Européens que ce tunnel a participé à la construction européenne» sont partis comme des petits pains. Notamment les étiquettes à bagages simili-Freitag accrochées à une valisette en carton qui montrait comment le Gothard marquait l’aboutissement d’un véritable corridor de Rotterdam à Gênes. Idem avec un petit labyrinthe en bois en forme de jeu de patience.
Des objets désormais collectors. Comme le sont ces deux mugs disposés en coffret et édités à 10 000 exemplaires pour que les ambassades suisses puissent les offrir en cadeaux diplomatiques. Les deux faux jumeaux montrent les cartes du massif aujourd’hui et hier. Hier, c’est un fac-similé de celle conçue par le général Dufour juste avant la construction du tunnel de faîte. La première carte à avoir couvert l’intégralité du territoire suisse. Au cul de la tasse, un rappel historique: il fallait 17 jours pour relier Lucerne à Milan. En 2020, le train ne mettra que 2h48.
L'histoire
Un tunnel pour rapprocher les hommes
Ils sont parvenus à faire une brèche dans les Alpes
Le projet d’un tunnel au Gothard avait été un brandon de discorde entre Alémaniques et Romands.
Le 12 septembre 1872, de premiers coups de pioche sont enfin donnés dans la roche du mont Gothard, environ 1000 mètres plus bas qu’un col historique du même nom, culminant à 2018 mètres d’altitude. De part et d’autre du massif, quelque 2500 ouvriers italiens, venus de régions pauvres du Piémont et de Lombardie, se sont mis à forer en même temps. Il y en a 1645 au nord, dans la commune uranaise de Göschenen, et 1302 au sud, dans celle d’Airolo, au Tessin. Ils se rejoindront neuf ans plus tard, en 1881, réalisant un creusement destiné à la circulation des trains entre l’Europe septentrionale et la Méditerranée.
Une caravane de muletiers se lutte contre la tempête de neige. L'original du dessin est paru dans le magazine Gartenlaube en 1862.
Un tunnel ferroviaire long de 15 km, à l’intérieur duquel a été installé un chemin de fer à double voie et, conformément aux exigences techniques, ajusté à une déclivité maximale de 26‰ à 23‰. La supervision de ce chantier industriel, le plus grand de la Suisse du XIXe siècle, avait été confiée à son premier concepteur, le Genevois Louis Favre, à qui on reprochera plus tard une méconnaissance géologique des lieux exploités et une mauvaise gestion financière, qui auraient sensiblement ralenti le rythme des excavations progressives. Or l’ingénieur meurt à 53 ans, le 19 juillet 1879, d’une crise d’anévrisme subite sous les voûtes obscures de cette réalisation qu’il annonçait modestement comme un chef-d’œuvre. Il est aussitôt remplacé par Edouard Bossi, un autre Genevois, aux origines lombardes.
Cinq mois plus tard, à la veille de Noël, les ouvriers de Göschenen entendent des explosions inespérées de granit provenant d’Airolo. Une brèche à travers les Alpes a bien été possible! Une perforatrice fera s’effondrer en février une ultime paroi rocheuse tessinoise, et tous les médias européens salueront les techniques d’ingénierie qui ont fait creuser le plus long tunnel de la planète.
Dix trains quotidiens
D’abord destiné prioritairement à des convois postaux, ce premier tunnel du Gothard ne sera ouvert à des trafics réguliers qu’au mois de juin 1882. Avec dix trains journaliers circulant dans les deux sens, dont quatre exclusivement réservés au transport de passagers. Il restera dans l’histoire de notre Etat fédéral comme son projet le plus ambitieux avant le cap du XXe siècle, et un modèle longtemps louangé pour son esprit pionnier.
Auparavant, on passait le col par une voie carrossable construite en 1830, où le transport des voyageurs se faisait par diligence. Durant quatre décennies, entre Chiasso et Flüelen, transitèrent annuellement 70'000 voyageurs et jusqu’à 20'000 tonnes de marchandises. Un trafic juteux dont bénéficiaient les populations des deux versants jusqu’à ce 7 novembre 1869 où fut inauguré, en Egypte, le canal de Suez. On se met alors à redouter que le trafic commercial du continent ne devienne l’apanage de villes portuaires. L’inquiétude est prise au sérieux au sud par l’Italie, au nord par l’Allemagne de Bismarck. Et entre ces deux nations se situe une modeste Helvétie géostratégique rechignant encore à être résumée à un couloir alpin, à une courroie ferroviaire. Elle comprendra finalement que le percement d’un tunnel contribuerait à son désenclavement économique.
Pour l’audacieuse réalisation, signée lors d’un traité du Gothard le 28 octobre 1871, l’Italie accepta d’investir 45 millions de francs sur les 187 millions nécessaires. L’Empire prussien, gouverné par Bismarck, 20 millions. Le restant est assuré par la Confédération et des investisseurs privés. Des pionniers d’un libéralisme économique à outrance, des chevaliers d’industrie qui se révéleront sans pitié envers leurs employés.
Alémaniques contre Romands
Le projet d’un tunnel à travers le massif du Gothard avait été, en 1860 déjà, un brandon de discorde au Palais fédéral de Berne. Au comité très alémanique de «gothardistes», composés de députés de Zurich, Berne, Zoug, Fribourg, Schaffhouse, Argovie, Thurgovie, Neuchâtel et Tessin, s’opposa sans succès une ligue de cantons francophones. Valais, Vaud et Genève, espérant qu’une ligne ferroviaire traverserait depuis la France la région lémanique, et la vallée du Rhône jusqu’au Simplon (où un tunnel, inauguré en 1906, passera à son tour, et durant septante-six ans, pour le plus long du monde). Cet antagonisme intercantonal du mitan du XIXe siècle laissera des traces polémiques dans les livres d’histoire.
Moins politiques et plus répressives seront celles d’une grève que des ouvriers italiens employés à Göschenen enclenchèrent le 28 juillet 1875. Trimant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec une paie quotidienne de 5 francs, ils étaient condamnés à suer dans des boyaux mal aérés. Ils y furent victimes d’accidents et d’une maladie tropicale imprévue et ravageuse, l’ancyclostome duodénale. Leur révolte fut vite réprimée par une milice locale expédiée en renfort, qui tuera quatre insurgés et en blessera plusieurs autres. Au total, la construction et le percement de cette première ligne du Gothard auront occasionné la mort de 310 mineurs et fait près de 1'000 blessés
La répression des grévistes italiens aura un retentissement à l’étranger. En France, Félix Pyat, qui en 1871 fut membre de la Commune de Paris, écrira dans un bulletin ces paroles enflammées: «Si la presse libérale ne les diffame point, si les braves miliciens d’Uri ont fait comme les soldats des gouvernements de combat, s’ils ont fusillé des ouvriers désarmés, troué des blouses de citoyens comme leurs pères les cuirasses de Gessler, s’ils ont mis sur le carreau vingt chefs de famille pour 20'000 fr., ils ont rétabli l’ordre non seulement à peu de frais, comme dit la presse morale, mais encore avec profit, 1000 fr. par tête. Mais ce n’est pas particulièrement de l’héroïsme… et ce n’est pas tout à fait le nom de miliciens qu’ils méritent. C’est rappeler non la plus noble mais la plus basse époque de leur histoire, les plus mauvais jours de leur aristocratie et de leur mercenariat, le temps passé où l’on disait: «Pas d’argent, pas de Suisse.» C’est encore comme au 10 août "(ndlr: 1792)", comme au 28 juillet 1830, tuer pour le compte des tyrans (ndlr: allusion au rôle de la garde suisse des rois de France, lors des insurrections parisiennes de 1792 et 1830). (…) Pourquoi la République d’Uri a-t-elle voulu le pire, le plus destructeur, celui de la République conservatrice et de l’Empire providentiel? Pourquoi a-t-elle préféré l’autorité à la liberté?»
Un saint duo italo-germanique
Toujours célébré avec ferveur en Lombardie, fierté patrimoniale d’un musée ecclésiastique de Basse-Saxe, l’Allemand Gothard a essaimé son culte avant de donner son nom à un col suisse.
Quelque 1048 kilomètres… Au Xe siècle, seule la dévotion pouvait lancer un homme d’Eglise dans cette aventure propre à user plus d’une semelle! Aujourd’hui, l’homme, gratifié entre deux d’une canonisation par le pape Innocent II, bénéficierait d’un raccourci: un tunnel nommé Gothard. Comme lui! Un tunnel presque sur la ligne droite entre Hildesheim, bourg de Basse-Saxe reconnaissant à son évêque – l’un des bâtisseurs les plus importants du christianisme et pédagogue du Moyen Age – et la Lombardie, terre où le calendrier des saints n’oublie jamais le 4 mai, fête de Santo Gottardo, celui qui guérit de la goutte. Facile! Autrement dit une traduction opportuniste de Godehard, Gotthard, qui signifie en réalité l’«homme fort», celui qui a la protection de Dieu.
Sauf que, de ce côté-là des Alpes, Barghe et sa chapelle sanctuaire collée à la montagne attirent toujours les pèlerins vers la goutte salvatrice débusquée dans une grotte. Reconnaissant, le village a fait de Gottardo son saint patron, sortant encore et toujours en procession derrière la fanfare Santo Gottardo. Plus visible encore, Trenzano attire des centaines de fidèles autour de son reliquaire, un buste moulé en bois et contenant une sainte phalange offerte en 1464 par les moines du couvent voisin.
Une châsse comme un palais
Au nord, c’est grâce à ses trésors, dont ceux liés à saint Gothard, que l’allemande Hildesheim doit une inscription au Patrimoine mondial de l’Unesco. Des reliques textiles. Une crosse ornée à son faîte d’un animal avec une fleur en forme de croix à la bouche. Mais encore… une châsse dorée garnie de pierres précieuses, la châsse de Gothard faite de glorieuse prestance comme s’il s’agissait d’un palais prêt à accueillir la sainte dépouille qui reposait jusqu’alors dans la crypte de la cathédrale de Hildesheim.
Réalisée en 1140, soit 102 ans après la mort de l’évêque mais surtout huit ans après la canonisation du saint homme, la pièce est l’une des plus anciennes reliques moyenâgeuses passées à la postérité. «C’est toujours un objet de dévotion placé à l’endroit où saint Gothard a été enseveli, précise Gerhard Lutz, curateur au Dommuseum. Par chance et grâce à une évacuation à temps, elle n’a pas eu à souffrir des bombardements qui ont dévasté la cathédrale en 1945.» Seuls des soupçons faisant craindre pour son étanchéité ont troublé le repos éternel: la châsse a été ouverte en 2009 par l’évêque de Hildesheim.
Et c’est là… que plusieurs petits paquets ficelés avec des cordelettes ont été extraits pour être envoyés pour étude aux experts de la Fondation Abegg, à Riggisberg. A l’inventaire, les spécialistes ont noté des os, de la poussière, des petits cailloux, de la terre et des fragments de vêtement. Un trésor revenu à la lumière dans une exposition en 2014 après un long travail de restauration.
Pour asseoir à jamais l’influence du moine bénédictin devenu l’un des plus importants réformateurs de la vie monastique, les artisans n’ont pas économisé les superlatifs: l’ensemble des tissus conjugue l’imposant sur plusieurs motifs. Que ce soit le paon bicéphale au riche plumage qui fait la roue sur un fond de soie bleue ou un pan de tissu orné d’oiseaux, tous sont à la hauteur du culte de saint Gothard, qui, à sa mort en 1038, s’est propagé de l’Italie et l’Allemagne à la Croatie, voire à la Scandinavie.
Sur la piste d’un Gothard suisse
«C’est un saint illustre, c’est un fait: beaucoup d’églises lui sont dédiées, à Milan, elle est même à côté du palais ducal, appuie l’expert et professeur d’histoire médiévale à l’Université de Neuchâtel, Jean-Daniel Morerod. Mais pourquoi un tel engouement? Mystère… et ce n’est pas le seul à entourer son parcours.» Certaines voix s’élèvent, prises d’un doute: n’y a-t-il pas trop de cultes pour un seul et même homme? Fût-il ce saint auquel la postérité prête cinq miracles le jour de sa mort et ce combattant de la foi qui a fait construire et consacré plus de trente églises?
De part et d’autre du Gothard, l’allemande Hildesheim et l’italienneTrenzano ont répondu en célébrant leur jumelage un 4 mai, il y a vingt-trois ans déjà. Mais la Suisse pourrait avoir posé son propre pion sur l’échiquier hagiographique en «nationalisant» le saint homme. «Il se peut, en effet, reprend Jean-Daniel Morerod, qu’elle se soit fabriqué un Gothard plus en adéquation avec sa cause et le péril montagneux qu’un évêque allemand: elle en aurait fait un ermite secourant les voyageurs. Si, dans les sources, les premières mentions d’un hospice nommé Gothard remontent au XIIIe siècle, nous n’avons pu remonter la piste de l’ermite que jusqu’au XVIIe, mais nous ne sommes qu’au début de cette recherche…»
Le diplomate et journaliste lausannois Edouard Tallichet (1828-1911), rédacteur en chef de la Bibliothèque universelle, était apprécié pour ses prises de position à l’emporte-pièce. Dans un article paru dans le supplément de la Revue de Lausanne, le 14 juin 1870, il trouvait le projet du chantier du Gothard, qui allait démarrer en 1872, dangereux pour la Suisse. Extraits: «Le Gothard, de quelque manière qu’il soit ouvert, renferme un péril considérable pour la Suisse, et c’est ce péril même qui nous vaut les subsides de l’Allemagne du Nord. Au point de vue commercial, le Gothard est sans importance pour ce pays, qui est trop éloigné de l’Italie pour que le commerce entre eux puisse devenir actif. Des frais de transport élevés sur une étendue kilométrique considérable, y mettront toujours un obstacle insurmontable pour une quantité de marchandises. L’importance du Gothard pour la Prusse est donc presque tout entière politique. Tout le monde sait quelle est la base réelle de l’alliance entre la Prusse et l’Italie. Les deux puissances ont grand appétit, un appétit qui n’est point encore satisfait. Elles savent qu’elles ne convoitent pas les mêmes territoires mais qu’elles peuvent s’aider mutuellement à obtenir ceux qu’elles désirent. Supposons maintenant qu’une lutte à main armée s’engage entre la Prusse, alliée à l’Italie, et la France, seule ou alliée à l’Autriche. Il est évident que le Gothard deviendra immédiatement le nœud de la campagne et que les belligérants auront le même intérêt à s’en emparer.»
L'exploit
Le chantier du siècle, une aventure humaine
«L’homme, au Gothard, a toujours le dernier mot»
Angel Sanchez est le seul photographe à avoir couvert l’intégralité des travaux du chantier du siècle. Il raconte.
«J’ai 41 ans. Et je suis né ici. D’une mère uranaise et d’un père espagnol qui a immigré en Suisse dans les années 1960. Cette histoire familiale n’est pas pour rien dans le choix que j’ai fait de photographier des mineurs, des étrangers qui sont venus travailler dans notre pays avant de repartir. J’étais journaliste pigiste à la Neue Urner Zeitung et je devais aussi prendre des photos. J’ai découvert que je préférais les images aux textes, que j’étais meilleur dans ce domaine-là.»
Le Gothard et le percement de son tunnel, je les ai choisis parce que c’était un projet à long terme. Qui contrastait avec ce que je faisais au jour le jour. Plus qu’un village, Rynächt était un amoncellement de petites maisons qui, en 2003, devaient être détruites pour laisser place au chantier. C’était le paysage de mon enfance, ma tante habitait ici. J’ai déambulé très spontanément, à intervalles réguliers, pendant des mois. Je travaillais encore en analogique, procédé qui lui aussi allait bientôt disparaître. Les habitants m’ont gentiment laissé faire même s’ils étaient très sceptiques, se demandant bien quel intérêt cela pouvait avoir.
D’un point de vue objectif, ces maisons étaient vieilles et ses habitants ont reçu une compensation financière honnête contre leur expulsion. Même si je n’ai jamais parlé de ça avec eux, le sujet étant tabou. Mais certains avaient passé toute leur vie ici. Cette dame qui pose sur un banc, elle vivait dans une maison minuscule, à la limite de la pauvreté.
Aujourd’hui, elle vit à Altdorf avec sa fille, mais c’est comme si toute sa vie avait disparu. Sur ses terres, il n’y a que des rails. Quand ils regardent aujourd’hui mes clichés de leur passé, désormais révolu, ils sont plus heureux que fiers.»
Pour la suite, j’ai réalisé que les mineurs, qui étaient des milliers à avoir été engagés sur le chantier, travaillaient par petits groupes n’excédant pas 20 personnes. Et que cela correspondait, en nombre, à la communauté de Rynächt. La dynamique était un peu la même. Le maître d’œuvre m’a rapidement fait confiance, le groupe avait de la sympathie pour mon travail. Entre 2005 et 2011, j’ai passé deux à trois jours par mois dans les entrailles de la montagne. Jamais un mineur n’a refusé d’être photographié. Il suffisait que le chef donne son aval. Tout ici est très hiérarchisé. Celui que vous voyez est Autrichien et il est reparti dès que le tunnel a été percé.
Nous étions confinés dans des espaces parfois minuscules. Dans des conditions toujours dangereuses. Ils me demandaient, en bons mercenaires: «Qui te paie, toi?» Quand je répondais: «Personne», ils ouvraient de grands yeux. AlpTransit a fini par me mandater pour des travaux de commande. Mais ma motivation venait aussi des photos que j’avais vues du chantier du tunnel routier dans les années 1970. Je voulais donner une suite à ça, laisser une trace, un enregistrement. C’est mon interprétation, mon point de vue. Et chaque photographe a le sien. J’ai toujours refusé de demander le nom des mineurs que je photographiais. Leur anonymat est la garantie qu’ils soient tous traités de la même façon.»
La dernière étape, celle des deux dernières années, est plus complexe. Parce que le tunnel, dans son apparence, est achevé. Les mineurs sont partis, remplacés par des spécialistes. Dans ce long enchevêtrement de dizaines de kilomètres de galeries, on ne croisait souvent personne. J’ai passé des heures à errer dans le mauvais tube sans pouvoir rejoindre l’autre, sans prendre une seule photo avec des gens. Où que l’on était, tout se ressemblait. J’ai alors cherché à imprimer, dès que je le pouvais, un mouvement qui contrastait avec la froideur soudaine des lieux. Sur cette photo, des spécialistes procèdent aux derniers contrôles avant l’autorisation ’exploiter.
Couché, l’un d’entre eux examine si une fuite d’eau ne risque pas de créer un court-circuit pendant que les autres attendent anxieusement son feu vert. A côté, un autre spécialiste touche le béton afin de vérifier sa bienfacture. Ce jour-là, tout le gratin du chantier était là. C’est aussi ce qui m’a frappé: alors que ce tunnel est un modèle de high-tech, c’est toujours l’homme qui donne le dernier feu vert. Par un ultime coup d’œil, un dernier regard. Comme si l’humain avait toujours le dernier mot sur la machine.»
Il y a trois mois, je me suis retrouvé seul dans ce tunnel complètement achevé. Serein. J’avais imaginé que ce chantier ne prendrait jamais fin. Finalement, les maîtres d’œuvre ont tenu leurs promesses. Et je me dis que je n’ai pas assez photographié cette prouesse qui va bouleverser nos vies. Dans quelques mois, Altdorf sera plus près de Bellinzone que de Lucerne. Et c’est peut-être au Tessin, nous les Uranais qui avons toujours regardé vers le nord, vers Zoug ou Zurich, que nous irons désormais faire nos achats de Noël. Ce canton va changer, c’est certain. Mais personne ne peut dire encore comment.»
Angel Sanchez expose ses photos à la galerie Niedervolta (041 875 08 75), à Altdorf, jusqu’au 12 juin. Son livre Rynächt - Abschied am Nordportal se commande à l’adresse suivante: angel@angel-sanchez.ch (40 fr.)
Un massif, trois tunnels et une exposition
A Schwytz, à quelques encablures du portail nord, on refait les petites et grandes histoires des chantiers du siècle dans l’annexe du Musée national.
A Shwytz aussi, le Gothard est enterré. Sous les deux sommets des Mythen, dans le sous-sol de cet ancien grenier et arsenal du XVIe siècle qui sert depuis vingt ans d’annexe au Musée national. Pour célébrer la prochaine inauguration du plus long tunnel ferroviaire du monde, mais aussi pour rappeler que ses deux prédécesseurs, percés dans le même massif, détenaient également ce record au moment de leur mise en service. Après tout, trois tunnels empilés sur la même montagne, cela vaut largement une exposition, non?
En descendant la rampe, laissant au rez et à l’étage Guillaume Tell, Winkelried, Morgarten et tout ce que la Suisse compte de légendes décryptées par ce Forum de l’histoire suisse, on entre physiquement dans un autre mythe fondateur du pays. Bien réel celui-là, puisque si révélateur des qualités made in Switzerland que sont la précision, la rigueur, le sens du travail – titanesque en l’occurrence – bien fait. Avec, dès les premiers rochers en carton-pâte franchis, ce paradoxe: si la Suisse n’a jamais été aussi éloignée politiquement de l’Europe, elle est plus que jamais le cœur géographique du continent, sa plaque tournante des transports entre le nord et le sud. D’ailleurs, François Hollande, Angela Merkel et Matteo Renzi assisteront à l’inauguration officielle le 1er juin prochain.
Et c’est bien des pays de cette même Europe, en l’occurrence l’Italie et l’Allemagne, qui ont financé les neuf dixièmes de la construction du premier tunnel du Gothard, dès 1872, avant que la ligne ne soit nationalisée un quart de siècle plus tard. Envoyant, pour les premiers, des milliers de mineurs piémontais creuser et souvent mourir dans des galeries gorgées de poussières et surchauffées à 46 degrés. Des grèves, des combats de rue avec les habitants, des coups de fusil policiers, des protestations diplomatiques. On écoute, on lit, on voit tout ça. Notamment dans les reproductions de Raphaël Ritz, de Philipp Fleischer ou de Georg Specht. Ou du monument «aux victimes du travail» sculpté par Vincenzo Vela en 1882, mais inauguré à Airolo un demi-siècle plus tard seulement.
La sainte Barbe est là aussi
Dans une vitrine, aussi terrifiante que la série chirurgicalement brute The Knick, une valise pleine d’instruments à amputer les blessés mutilés par les éboulements. Et une statue de la protectrice sainte Barbe, celle du dernier chantier sud, «arrivée après d’âpres négociations avec le mineur en charge», sourit notre guide du moment Danièle Florence Perrin. On y croise les grands hommes. Les plans jamais suivis du visionnaire Eduard Gruner, qui, en 1947, «voyait déjà des trains circuler à 160 km en l’an 2000 dans un tunnel de base avec une gare souterraine à Sedrun».
Le buste du Zurichois Alfred Escher, fondateur de l’EPF, du Credit Suisse et président de la Société des chemins de fer du Gothard, avant de s’en faire éjecter. Avec, pour prime de sortie, le fameux Gotthardpost de Rudolf Koller, dont on peut admirer la réplique qui ornait le dortoir des chauffeurs de locos à Erstfeld. Mais aussi, rouillée comme il se doit, la rudimentaire chaîne d’arpenteur qu’ont utilisée les ingénieurs allemands Gelpke et Coppe. Eux qui ne se sont trompés en tout et pour tout que de quelques centimètres dans leurs mesures.
Il y a aussi le contrat, qui tient sur quelques feuilles, de l’ingénieur genevois Louis Favre. Choisi «parce que Suisse et moins cher que les autres». Mais qui n’avait construit que de petits ouvrages – dont les tunnels de Grandvaux et de la Cornallaz – et qui mourut en visitant le chantier avant qu’il ne soit terminé. On voit le maillot vintage et le cadre du vélo estampillés «Mittelholzer» de Fredy Rüegg, qui a grimpé les lacets de la Tremola plus vite que les autres lors des Tours de Suisse. La compétition est passée à 37 reprises par le col, à 2108 mètres d’altitude. Et la galerie des grands faiseurs de tunnels dans une Suisse qui n’en compte pas moins de 1300, répartis sur 2000 km. Le premier, l’Urnerloch, construit en 1707 par le Tessinois Pietro Morettini, faisait 64 mètres.
Le Gothard est forcément aussi un objet politique. A plus de trente reprises, le peuple a été appelé aux urnes à son sujet. Affiches diaboliques et diabolisantes. Et reportages d’époque qui ne le sont pas moins. Notamment sur la Blechlawine, cette «coulée de tôle» des véhicules en transit qui étouffait les villages et qui bouchonne désormais sur l’autoroute A2 tous les week-ends en faisant les beaux jours des inforoutes.
On finit avec la pierre des entrailles. Dans une grotte reconstituée. Avec une lampe de poche militaire pour y débusquer l’une des 50 espèces minérales découvertes lors du chantier. Le Gothard, comme une éternelle chasse au trésor.
«Le Gothard. De part en part»
Forum de l’histoire suisse,
Zeughausstrasse 5,
Schwytz. www.nationalmuseum.ch
Tél.: 058 466 80 11.
Jusqu’au 2 octobre
En balade
Une région à découvrir
Göschenen-Andermatt, un voyage à travers le temps
L’ancienne route marchande menant du bas en haut des gorges est jalonnée de vestiges historiques.
Cette balade n’est pas des plus belles, mais elle présente un intérêt certain du point de vue historique. Elle offre un passage entre ce qui fut la première route menant au col et les transformations importantes que subit actuellement la région, véritable nœud du trafic européen.
Le chemin qui relie Göschenen à Andermatt est pourtant destiné à redevenir charmant à la fin des travaux: déjà parce que l’entrée du tunnel, déplacée de Göschenen à Erstfeld, deviendra désuète. Aussi parce que la nouvelle ligne devrait entraîner une diminution du trafic routier; il est prévu de charger davantage les camions sur les trains. Enfin parce que la réhabilitation complète que vit actuellement la station d’Andermatt s’achèvera bien un jour ou l’autre.
3 heures
C’est le temps nécessaire pour relier Göschenen à Hospental à pied, variable selon la forme du marcheur. Compter une demi-heure en moins pour le sens inverse. Les moins sportifs peuvent également prendre le train à crémaillère, et profiter du panorama confortablement assis.
Considérons donc cette marche de trois heures environ comme un voyage dans le temps. Celui-ci débute à la gare de Göschenen, où le premier panneau de la via Gottardo invite à prendre de la hauteur. Le premier pont à traverser surplombe la gare, offrant une vue sur la future ancienne embouchure du tunnel ferroviaire. Quelques mètres plus loin, le chemin mène au pied d’imposantes gorges, réduisant le marcheur à l’état de fourmi.
Sur les hauteurs à droite, un tunnel incrusté dans la falaise laisse entrapercevoir le train à crémaillère menant à Andermatt. L’ascension commence en longeant les bords de la Reuss, qui dévale le long de grosses roches. Le chemin la traverse via le Häderlisbrücke, construit dans sa première version en 1649. Sa forme joliment arc-boutée rappelle à quel point l’ascension devait être pénible avant l’ouverture du col routier, en 1830. Auparavant, voyageurs et marchands devaient obligatoirement passer par cette route escarpée, les marchandises chargées sur des mulets. Le pont a été rénové en 1991 avec des pierres d’origine, après avoir été emporté par une crue en 1987.
Une fois dépassées les ruines d’une écluse et d’un poste de garde à l’abandon, la montée se fait plus raide. Des passages creusés à même la roche, verrouillés par des portes rouillées, témoignent de l’ancienne présence militaire au sein de ce passage-clé des Alpes. On raconte que l’armée suisse aimait faire croire que les montagnes étaient habitées par sa présence. Encore aujourd’hui, la distinction entre le vrai du faux reste secret défense.
Les plaines ensoleillées se méritent. Le sentier rapproche de la route et passe même au-dessus du tunnel routier. La balade ne s’améliore guère plus haut, où le chemin est dévoré par des travaux. La vue vertigineuse sur les gorges, après avoir pris de la hauteur, console toutefois: le torrent vu d’un haut se fait plus menaçant, une sensation renforcée par l’entourage de falaises aux arêtes acérées. Passé les travaux, l’effort se révèle payant: un tournant dévoile le mythique pont du Diable. Sans lui, les roches escarpées et les gorges glissantes rendraient le passage impossible. Un premier ouvrage en bois a été construit au XIIIe siècle au prix d’efforts considérables, donnant naissance à une célèbre légende.
Fresque du diable
A l’entrée du pont, une fresque représente le Malin aux côtés d’une chèvre. La légende raconte que les habitants de la région s’y sont pris à maintes reprises pour construire le pont. Alors qu’ils viennent d’échouer une nouvelle fois, un personnage sombre apparaît. L’individu, le diable en personne, leur propose de construire le pont en échange de la première âme qui le traversera. Les villageois acceptent, mais remplissent leur part du marché en rusant: ils envoient une chèvre inaugurer le passage, laissant le diable floué et furieux.
Vis-à-vis, la route offre une autre surprise. Une énorme croix orthodoxe gravée dans la roche surplombe une stèle écrite en cyrillique. Il s’agit du mémorial de Souvorov, du nom du général qui menait les troupes russes lors d’un affrontement contre l’armée napoléonienne qui eut lieu à cet endroit. Au pied du monument, une dizaine de bouquets de fleurs fraîches qui rendent hommage aux soldats disparus témoignent de la mémoire encore vivace des Russes pour cet épisode.
Monument Russe
Le mémorial de Souvorov a été érigé en souvenir de l’affrontement entre les troupes russes et françaises, le 25 septembre 1799. L’armée de Napoléon a alors stoppé une partie des 21 000 soldats russes qui tentaient de traverser les Alpes, lors de la guerre de la Seconde Coalition. Le monument a été érigé un siècle après la bataille, en 1899. Les Français ont également leur hommage, inauguré deux cents ans plus tard: l’espace devant le restaurant sis à l’entrée du pont du Diable a été rebaptisé «Franzosen-Platz».
Plus haut encore, la traversée dans un nouveau tunnel, flambant neuf cette fois, débouche sur Andermatt. La sortie donne un aperçu de l’histoire qui s’écrit à présent. La station est actuellement défigurée par les grues de construction. Pour ne pas terminer sur cette note, on pousse encore jusqu’à Hospental, en traversant l’un des rares golfs alpins du monde, une marotte insolite de l’investisseur de la région plantée au milieu de vieilles étables. Hospental nous accueille avec des tours datant du XIIIe siècle, vestiges rassurants qui résistent à l’invasion de nouveautés. Le village constitue la dernière halte accessible en train avant l’ascension vers le col du Gothard, qui n’ouvre qu’à partir de fin juin. De là, cinq heures et demie permettent de rejoindre à pied Airolo et le soleil tessinois.
Andermatt
Après la fermeture de l’une des places d’armes de la Confédération, Andermatt se mourait peu à peu, la jeunesse désertant lentement le village. Un investisseur égyptien, Samih Sawiris, a changé le destin de la station de montagne en rachetant la majorité des terrains et en lançant un vaste projet immobilier. Outre un tout nouveau parc immobilier, Samih Sawiris entend construire un domaine skiable allant jusqu’aux Grisons, à Sedrun. Le projet est estimé à près de 200 millions de francs.
Un fromage d’alpage 100% Gothard
La fromagerie d’Airolo propose de fabriquer sa propre meule de «gottardo»
Elide Ramelli a produit du fromage pendant trente ans. Aujourd’hui, elle s’occupe de la démonstration pour le public.
En plus de tunnels, ferroviaires et routier, d’un col – et accessoirement d’un saint – le Gothard désigne également un fromage. Il s’agit d’un fromage doux, à pâte semi-dure, à la période de maturation variant de 60 à 90 jours. Un fromage d’alpage typique, en somme, comme le laisse deviner la vache à l’air bougon estampillée sur l’emballage des meules.
Des quantités industrielles de ce produit, traditionnellement confectionné dans les alpages du Saint-Gothard, sont produites par la fromagerie d’Airolo, sise à l’embouchure du tunnel routier: chaque année, quelque 300 tonnes, conçues grâce à 3 millions de litres de lait, sont déversées sur toute la Suisse et à l’étranger. Si le gros de la production se fait en sous-sol, la fromagerie de démonstration offre de fabriquer sa propre meule.
Certes, l’activité est principalement destinée aux associations et aux écoles, mais nous avons gardé notre âme d’enfant. Nous voici donc dans l’espace historique situé à l’étage de la fromagerie, à l’abri d’un ersatz de vieux chalet d’alpage reproduit à l’identique, de la vieille table familiale aux murs en planches de bois espacées. Elide Ramelli déverse les 40 litres de lait nécessaires à la préparation de notre meule de 4 kilos dans une vieille cuve en cuivre accrochée dans l’âtre. Les copeaux de bois restent éteints. «Nous chauffons maintenant au gaz, mais sinon tout le reste est fait dans les règles de l’art», concède la fromagère.
Une fois le lait chauffé à 32 degrés, on y ajoute 8 millilitres de présure (coagulant du lait d’origine animale). «Un bon fromage dépend de la qualité du lait, de la cave et du fromager», commente Elide.
Mais également de sa patience. L’étape de la coagulation requiert une demi-heure d’inactivité. Le temps de papoter un peu, notamment avec le vieil oncle en visite d’Elide Ramelli, dans le dialecte d’Airolo. «J’ai grandi ici avec mes quatre frères et sœurs», raconte-t-elle. L’enfant du pays y a produit du fromage pendant près de trente ans. «Le vrai gothard se fait avec du lait d’alpage, trait chez des vaches à l’air libre toute la journée. La qualité de l’herbe à 2000 m, pleine de fleurs, donne un meilleur goût au lait. Mais il est encore trop tôt pour monter les troupeaux à l’alpage.»
De l’importance de la taille du grumeau
Le lait de la fromagerie, livré par des paysans de la région deux fois par jour, fait aussi l’affaire. La demi-heure passée, Elide Ramelli coupe le caillé avec une sorte de spatule aux allures de harpe. Après l’avoir réduit à l’état de grumeaux, «pas plus gros que des grains de maïs», la Tessinoise nous tend une grosse spatule en bois. Il s’agit maintenant de brasser le fond de la cuve. «Ce n’est pas difficile, juste un peu ennuyeux», commente-t-elle en inspectrice des travaux. Afin de ne frustrer personne, nous nous relayons pendant 45 minutes, mettant surtout à la tâche ceux qui sont trop polis pour refuser.Ce sera notre seule véritable contribution.
Un projet pour la région
La fromagerie est composée d’un sous-sol de production au plafond en verre: les visiteurs du restaurant, au rez, peuvent donc suivre le processus en direct. L’étage est réservé à un musée et au coin de production artisanale.
Elide Ramelli reprend ensuite le contrôle des opérations, s’emparant d’une toile de chanvre. «Il s’agit maintenant de ne pas perdre la face, dit-elle d’un ton faussement sérieux. Il faut que je parvienne à prendre l’ensemble de la masse d’un coup.» Plongeant à moitié la tête dans sa cuve, la fromagère ressort avec une belle boule ruisselante. L’honneur est sauf. Le fromage est immédiatement formé dans un cerceau et mis sous presse sous un gros caillou. «C’est de la roche du tunnel, sinon cela ne marche pas», assure Elide Ramelli en souriant. Le fromage, retourné puis estampillé 10 minutes plus tard, est mis au repos pendant deux mois dans la cave. Il sera ensuite envoyé directement à la rédaction, qui pourra déguster «notre» fromage.